RDC : Faut-il ouvrir une enquête sur les contrats signés entre la CENI et Miru Systems? 

Une machine à Voter / Ph. Christine Tshibuyi

L’agence de presse Reuters a publié une enquête revenant sur les ratés des élections au Congo et sur le rôle joué par l’entreprise sud-coréenne Miru Systems qui a obtenu pour plus de 250 millions de dollars de contrats entre 2022 et 2023, pour l’essentiel de gré à gré. 

Miru Systems a joué un rôle prépondérant dans les élections de 2023, en étant à la fois responsable de la fourniture des kits électoraux, des cartes d’électeurs, des machines à voter et des bulletins de vote. Or un grand nombre d'électeurs dans tout le pays ont signalé ne pas trouver leur nom sur les listes électorales et que leurs cartes étaient devenues illisibles au point que la commission électorale a dû autoriser les uns et les autres à voter sous certaines conditions. 

Au moins 7 millions d’électeurs privés du droit de vote

Lorsque les résultats de la présidentielle ont été annoncés le 31 décembre, près de deux semaines après l'ouverture des bureaux de vote, la commission électorale a déclaré n'avoir compté que 64 000 votes sur les 75 000 bureaux de vote, ce qui pourrait priver de leur droit de vote environ 7 millions de Congolais. La commission n'a pas expliqué ce qui s'est passé. ´

« La manière dont l'élection a été conduite a privé environ 7 millions de Congolais de leur droit de vote »,  a déclaré à Reuters Ithiel Batumike, chercheur principal à l'institut de recherche politique congolais Ebuteli, citant les bureaux de vote non comptabilisés et les électeurs découragés par des cartes illisibles ou ne figurant pas sur les listes.  

Malgré tous ces problèmes signalés par les missions d’observation électorales nationales et internationales, selon l’agence de presse, la commission électorale des Philippines a accordé le mois dernier un contrat à Miru Systems de 320 millions de dollars pour la fourniture de machines en vue des élections générales de 2025 et le Congo lui avait assuré qu’elles ne présentaient pas de problèmes.

« Miru a des comptes à rendre au peuple congolais pour nous avoir fourni des matériels défectueux, des cartes d’électeurs  qui s’effacent et des machines qui tombent en panne. Si aujourd’hui, cette société se pense être protégée par nos autorités, demain, nous les poursuivrons devant la justice nationale et internationale. Nous demandons aux gouvernements congolais et coréen d’ouvrir des enquêtes. Ailleurs, dans le monde, la société civile s’est plainte de cette entreprise qui signe toujours des contrats opaques et voire des processus électoraux entachés par des dysfonctionnements. C’est de la responsabilité de ces deux pays de mettre fin au sabotage des élections qui empêchent les électeurs d’exprimer leurs choix », a déclaré à Actualite.cd Jean-Claude Mputu, l’un des porte-paroles du Congo n’est pas à vendre. 

Des dissensions au sein de la CENI 

Sur le milliard de dollars dépensé pour les élections de 2023 au Congo, environ 250 millions de dollars ont été attribués à Miru Systems. L'enquête de Reuters n'a pas permis d'établir l'existence d'une corruption ou d'une inflation artificielle des prix dans les contrats. Mais l’agence de presse révèle qu’il existait des dissensions au sein même de la CENI sur la manière de la relation contractuelle avec Miru avait été gérée .

Dans une note interne datée de novembre 2022 et vue par Reuters, Patricia Nseya, la rapporteuse de la commission, chargée de l’inscription des électeurs, a dénoncé l’opacité qui entourait ce dossier. 

« Le mystère entourant les contrats était si opaque qu'il suscite une inquiétude légitime de ma part. (…) En ma qualité de superviseur de l'inscription des électeurs, aucun membre de mon cabinet ne fait partie de l'équipe chargée de coordonner la gestion du projet Miru », a écrit Patricia Nseya. 

La décision de choisir Miru Systems et la gestion de ces contrats auraient été centralisés au niveau du président de la CENI, selon les sources de Reuters. Denis Kadima s’est défendu en lui déclarant que l'entreprise sud-coréenne était la moins chère et de loin « la meilleure». Il a également rejeté les critiques selon lesquelles la passation des marchés avait été opaque.

Une société qui s’est enrichi au Congo et en Irak

Fondée en 1999, Miru Systems a pour principal actionnaire son PDG discret, Jeong Jin-bok. Elle a enregistré des pertes d'exploitation jusqu'en 2013 et des revenus de 14,6 milliards de wons, soit environ 12,6 millions de dollars, en 2016.

Les deux années suivantes ont toutefois marqué un tournant. Miru Systems a remporté des contrats pour fournir des machines à voter pour les élections en Irak et au Congo, et les documents déposés par la société montrent qu'elle a enregistré 273 millions de dollars de revenus en 2017 et 2018. 

Malgré sa réussite financière, Miru Systems a essuyé des critiques pour son rôle dans les deux élections. En Irak, les inquiétudes concernant l'équipement de l'entreprise ont conduit à un recomptage manuel partiel des bulletins de vote. 

À la suite des élections de 2018 au Congo, le département du Trésor des États-Unis a placé le président et le vice-président de la commission électorale sous sanctions pour avoir « miné les processus ou les institutions démocratiques». Corneille Nangaa et Norbert Basengezi avaient été accusés d’avoir gonflé le coût du contrat de machines à voter de Miru Systems de pas moins de 100 millions de dollars et d'avoir fait en sorte que la société canalise les fonds excédentaires par l'intermédiaire d'une société locale qu'il contrôlait. Corneille Nangaa a nié ces accusations.

Miru Systems a déclaré à Reuters que le Trésor n'avait pas divulgué les fondements de cette allégation et qu'aucune organisation américaine n'était impliquée dans le contrat de 2018 et que la société n'était pas mandatée pour enquêter sur ses clients. Elle a imputé les allégations en Irak à des concurrents mécontents. 

Des contrats deux fois plus chers qu’à la précédente élection 

Quelques semaines avant de lancer un appel d'offres pour les kits d’enrôlement et les cartes d’électeurs, la commission électoral estimait que ces contrats coûteraient 55 millions de dollars, soit un peu moins que ce qu'elle avait payé à une autre entreprise pour une tâche équivalente avant les élections de 2018, selon des documents officiels non publiés examinés par Reuters.

En fait, l'offre de 93 millions de dollars de Miru Systems était la plus basse, selon les documents de passation de marchés accessibles au public, en dessous de l'offre de 106 millions de dollars faite par le concurrent le plus proche, Smartmatic, qui a travaillé dans une douzaine de pays.

Cependant, après l'attribution du contrat à Miru Systems, un amendement a été émis qui a augmenté le coût de ce contrat initial à 105 millions de dollars, selon un document non publié de l'agence de surveillance des marchés publics du Congo.

En outre, Miru Systems s'est vu attribuer un contrat de gré à gré d'une valeur de 20 millions de dollars pour la fourniture de sources d'énergie photovoltaïque pour l'inscription des électeurs. Ce contrat n'a pas fait l'objet d'un appel d'offres. En 2016, l’achat de générateurs avait coûté deux fois moins cher. 

Pour ce qui est des machines à voter, la CENI avait annoncé en avoir acheté 26 000 et avoir fait remettre en état 80 000 machines en 2018. Ce contrat aurait coûté 133 millions de dollars quand l’achat des machines neuves en 2018 avait coûté 157 millions. 

L’inflation n’explique pas tout

Miru Systems a expliqué à Reuters que c’était dû à l’inflation, à la pénurie de certains composants et au coût du transport aérien nécessaire pour respecter les délais. 

« L’augmentation ne peut pas être de 50% à cause de l’inflation et du transport. On comprenait une augmentation de 15% et de 20% mais on ne peut pas être sur le double ou le triple prix. Ça reste surfacturé même si on prend en compte ces factures », explique à Actualité Valéry Madiang, coordonnateur CREFDL. 

« Il y a aussi surfacturation parce qu’ils ont fait payer le même service plusieurs fois. Ils n’assurent pas le service après-vente. Par exemple, en 2018, le contrat avec miru prévoyait un service après-vente sur cinq ans. Or la Ceni a payé les réparations des anciennes machines ».

Le Centre de recherche en finances publiques et développement local (CREFDL) avait demandé un audit après la sortie de son rapport en janvier 2024 sur la gestion du budget des élections et des passations de marchés à la CENI.