RDC : « état de siège au Nord-Kivu et en Ituri oui, mais sous certaines conditions », réactions des analystes de Butembo

La carte de Beni

Des réactions fusent de partout après l'annonce vendredi soir, par le gouvernement congolais, de la décision du chef de l'État Félix Tshisekedi de décréter l'état de siège au Nord-Kivu et en Ituri, en vue de faire face aux violences meurtrières dans ces provinces de l'est de la République démocratique du Congo (RDC). Cette mesure de circonstance exceptionnelle va obliger le remplacement des autorités civiles des entités concernées par des militaires, parce que la menace est militaire. Aussi, elle restreint, par conséquent, certains droits fondamentaux, telle la liberté de manifestations.

Premier constat : à Butembo (Nord-Kivu), chercheurs, acteurs de la société et autorités sont favorables à l'instauration de l'état de siège. Second constat : tous sont cependant inquiets quant au contexte d'application de cette mesure de gouvernance exceptionnelle.

Un vide juridique qui inquiète

Jusqu'à ce dimanche matin, l'ordonnance instituant cet état de siège n'est pas encore prise. Mais la décision inquiète.

L'abbé Télesphore Malonga, enseignant de Droit constitutionnel à l'Université catholique du Graben et président de la société civile de Butembo s'inquiète, par exemple, de l'absence d'une loi qui précise les modalités d'application de l'état de siège, tel que l'exige l'article 85 de la constitution.

« Jusqu’à présent notre parlement n’a jamais voté la loi qui réglemente ces genres de choses. Or la constitution recommande qu’il y ait une loi qui réglemente l’état de siège et l’état d’urgence. Pendant ces circonstances-là, comment vont être gérés les libertés des gens ? La loi doit préciser comment les libertés des gens vont être gérées pendant l’état d’urgence, l’état de siège et les circonstances exceptionnelles ? », s'inquiète-t-il.

Qui sont ces militaires qui vont gouverner ?

Dans son discours précédant l'investiture de son gouvernement, le premier ministre Sama Lukonde a bel et bien prévenu que Kinshasa envisage de remplacer l'administration civile par une administration militaire. Mais qui sont ces militaires qui vont devenir gouverneurs, maires ou chefs d'autres entités au Nord-Kivu et en Ituri ? Au Nord-Kivu, cette question surchauffe les esprits. Dans une communication samedi à Goma, le gouverneur Carly Kasivita s'est montré favorable à l'état de siège, mais a appelé dorés et déjà à « dénicher des militaires affairistes ». Ce que soutient Joseph Thata, ancien conseiller à la présidence de la république et chercheur en droit de sécurité à l'UCG-Butembo.

Ce dernier appelle au toilettage de l'armée, avant la désignation des militaires qui vont diriger ces entités pendant l'état de siège.

« Cette décision n'est pas mauvaise en soi, parce qu'elle répond au besoin. Le besoin est qu'il fallait prendre une mesure conséquente, correspondant à la situation catastrophique, désastreuse de Beni où une partie de notre territoire national est investie par des groupes armés étrangers qui y sèment désolation. Cependant, ce qui nous fait craindre, c'est tout simplement notre armée à Beni. Elle est accusée de beaucoup de choses, avec des indices, voire même des preuves. Certains officiers se retrouvent impliqués dans des sales besognes tels les trafics d’armes, des munitions vendues à l'ennemi qui en a besoin pour continuer à tuer des gens. C'est le cas des officiers attrapés le 24 mars dernier la main dans le sac à Beni, au quartier Beu. Il y a aussi l'affaire, vous trouvez des militaires qui se sont investis dans le commerce du cacao et des autres produits miniers, des produits qu'ils font traverser à la frontière avec l'Ouganda, une partie sensiblement contrôlée par l'ennemi. Tout cela pousse l'opinion à croire que l'armée constitue un certain danger. Nous pensons qu'il fallait d'abord faire le toilettage de toutes les troupes qui doivent opérer ici, et même des militaires qu'on doit nommer par exemple aux postes de la mairie, du gouverneur. Il serait encore plus logique, plus sage, de consulter encore les populations meurtries qui sont en train de subir le génocide au quotidien », recommande sur ACTUALITE.CD, l'avocat Joseph T'hata.

« Nous pensons que si on emmène n'importe qui, il peut y avoir des conséquences. Si on emmène des maires, des gouverneurs non acceptés par les populations, cela risque de provoquer une implosion entre l'armée et la population, surtout que ce régime de siège prévoit un pouvoir très très exorbitant aux militaires et restreint en même temps certains droits fondamentaux, telle la liberté de manifestations. S'il emmène des gens suspectés, des gens non acceptés, je crois qu'il risque de pousser la population à la révolte, croyant venir résoudre un problème. Ce que nous ne souhaitons pas », prévient-il.

...qu'il soit de bonne foi

L'autre chercheur, le professeur Muhindo Mughanda, enseignant de Relations Internationales à Butembo, Goma et Bunia, appelle le chef de l'État Félix Tshisekedi à faire preuve de la bonne foi dans l'instauration de l'état de siège. Il insiste ainsi sur la nécessité pour le président de la république, de faire une meilleure sélection des futurs dirigeants militaires pour qu'ils gagnent la confiance de la population, élément capital pour la réussite de la guerre contre l'ennemi.

« On peut dire oui à l'état de siège, pourvu qu'il soit de bonne foi. Bonne foi ça signifie qu'il faut que les militaires qui vont être nommés comme autorités administratives ne puissent pas être puisés du lot de militaires qui ont déjà été dans des rébellions financées par le Rwanda et l'Ouganda. Aussi, il ne faut pas que cet état de siège dure trop longtemps parce que si ça dure longtemps, on pourrait soupçonner que c'est l'avènement d'une république dans la zone du Kivu et de l'Ituri », prévient sur ACTUALITE.CD, le professeur Muhindo Mughanda.

Ce dernier souhaite aussi voir que cet état de siège ne pas trop durer pour qu'à l'approche des élections, en 2023, les politiques ne puissent pas s'en servir pour écarter la région des élections, comme il en a été le cas avec Joseph Kabila, à la présidentielle de 2018 pour laquelle Butembo et Beni n'ont pas voté.

Pour sa part, le professeur Malonga propose aux autorités d'attendre que la mission parlementaire instituée puisse faire son travail d'enquête sur la situation sécuritaire dans l'est du pays pour une proposition adaptée.

Claude Sengenya